Catalogne, un coup d’épée dans l’eau ?

Après les élections du 21 décembre en Catalogne,  Nicolas Klein revient pour nous sur les résultats en mettant les points sur les “i” concernant la “victoire” des séparatistes et le coup gagnant de “Citoyens”

Nicolas Klein est agrégé d’espagnol et ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon. Il est spécialiste de l’Espagne contemporaine. Il est l’auteur de « Rupture de ban – L’Espagne face à la crise », paru aux éditions Perspectives libres en octobre 2017, mais également traducteur à ses heures perdues.

Nicolas Klein, les élections catalanes du 21 décembre, sortie de crise ou coup pour rien ?

Il est apparu clairement dès l’annonce des résultats des élections du 21 décembre dernier que ce scrutin ne pourrait pas résoudre la crise catalane – pas à court ou moyen terme, en tout cas. D’un côté, les partis séparatistes cumulent 70 sièges sur 135 au Parlement régional, soit deux de plus que la majorité absolue, et vont donc pouvoir continuer à contrôler la Catalogne pendant quatre ans (sauf dissolution anticipée). De l’autre, le bloc indépendantiste qui gouvernait jusqu’alors la communauté autonome (le parti de Carles Puigdemont à droite et celui d’Oriol Junqueras à gauche avec le renfort de la Candidature d’Unité populaire, formation de gauche « radicale ») a été désavoué dans les urnes puisqu’il a remporté un peu moins de 47,5 % des suffrages, soit une minorité d’électeurs. Les inégalités électorales entre les quatre provinces catalanes ont une fois de plus favorisé la représentation des zones rurales, celles qui sont le plus acquises au vote séparatiste.

Malgré tout, cela n’a pas empêché un parti farouchement unioniste, Citoyens (Ciudadanos), d’arriver en tête à la fois en nombre de bulletins (plus d’un million cent mille) et en nombre de sièges (37). Il s’agit d’une victoire des unionistes puisque la tête de liste de Citoyens, Inés Arrimadas, est désormais la personnalité la plus représentative des Catalans, devant Carles Puigdemont ou Oriol Junqueras. C’est aussi une grande première car, dans l’histoire électorale catalane depuis 1977, aucun parti ouvertement constitutionnaliste n’avait réalisé cet exploit (majorité en voix et en sièges). Les dirigeants séparatistes doivent savoir ce que cela signifie mais ils continueront probablement à faire comme s’ils avaient reçu un mandat univoque du peuple catalan, qui s’opposerait frontalement aux autorités centrales espagnoles. La victoire de Citoyens, même si elle ne permettra probablement pas aux unionistes de former un gouvernement en Catalogne, a servi à pulvériser le mythe du peuple unique. Notons au passage que cette rhétorique d’un sol poble (« un seul peuple », en catalan), que l’on retrouve communément chez les indépendantistes, n’est pas sans rappeler certains passages de l’histoire européenne – et pas précisément les plus à gauche.

Il y aurait beaucoup à dire sur les conséquences de ces élections. Au niveau national, le très mauvais résultat du Parti populaire (PP), c’est-à-dire de la formation du président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, est un désaveu pour le chef de l’exécutif, mais nous y reviendrons sans doute. Ce triomphe d’Inés Arrimadas, qui était prévu mais dépasse toutes les prédictions des sondages, est aussi un potentiel tremplin pour le président du parti Citoyens, Albert Rivera. Ce dernier cultive en effet depuis plusieurs mois l’idée que, contrairement aux deux grandes formations de gouvernement (Parti populaire et Parti socialiste ouvrier espagnol), Ciudadanos n’a jamais pactisé avec les indépendantistes et ne leur a jamais fait de concessions pour tenter de les apaiser momentanément. Les électeurs (dont une partie des votants du PP) suivent Rivera sur cette affirmation. C’est précisément parce qu’il représente la compromission avec les baronnies locales que Mariano Rajoy a été indirectement sanctionné ce 21 décembre. C’est aussi parce que beaucoup d’unionistes ne lui pardonnent pas d’avoir organisé ce scrutin aussi rapidement, en ayant appliqué de façon légère et expéditive l’article 155 de la Constitution (qui prévoit la suspension temporaire de l’autonomie d’une région) et en ayant refusé de ramener un peu d’objectivité dans les médias régionaux et l’instruction publique catalane qu’ils se sont détournés de lui.

Le message est le même pour la gauche. Certes, le candidat du Parti des Socialistes catalans (PSC), Miquel Iceta, a gagné un siège au Parlement régional mais cette progression est très en-deçà de ce qu’il pouvait espérer. En réalité, le PSC n’échappe pas à la crise de la social-démocratie espagnole (qui s’exprime aussi à l’échelle européenne) et il ne peut masquer les petits arrangements qu’il passait il y a moins de quinze ans avec la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), l’un des deux grands partis séparatistes, pour obtenir le pouvoir à Barcelone.

Quant à Podemos, il a subi une lourde défaite via sa « confluence locale », En Comú-Podem. C’est un démenti cinglant à l’idée que la majorité silencieuse en Catalogne était prête à transiger avec les indépendantistes tout en rejetant la sécession en tant que telle. Pablo Iglesias, premier secrétaire de Podemos, a sacrifié une partie de son électorat (qui le fuit désormais) au niveau national pour essayer de se renforcer dans son principal fief régional, la Catalogne. Il est perdant sur les deux tableaux.

Quoi qu’il en soit, la communauté autonome est plus divisée que jamais, chaque camp (les unionistes et les indépendantistes) s’étant radicalisé. Tous ceux qui proclament que les sécessionnistes représentent la majorité se trompent lourdement ou mentent de manière éhontée : c’est faux d’un point de vue arithmétique et, plus encore, sociologique. Les promoteurs de la sécession ont réussi à fracturer la Catalogne avant même de rompre l’unité nationale espagnole. Les électeurs des deux bords refusent désormais de se parler et de se côtoyer, ce qui est le legs le plus néfaste d’Artur Mas et de son successeur à la tête de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont.

Dans le même temps, le bloc séparatiste n’a cessé de voir son nombre de sièges chuter au Parlement régional. Les partis qui le formaient avaient 76 élus en 2010, 74 en 2012, 72 en 2015 et désormais 70. Il faut dire que les unionistes n’ont plus peur de se manifester et surtout d’aller voter en masse. Ils ont compris l’enjeu majeur que représentent ces élections régionales. Désormais, ils montrent que ce sont les deux provinces les plus peuplées et les deux principales agglomérations (Barcelone et Tarragone) qui font sécession d’un point de vue symbolique et sociologique d’avec reste de la Catalogne séparatiste. Les zones les plus productives de la région sont aussi celles qui refusent le plus obstinément de se séparer du reste de l’Espagne. Ce sont également celles qui sont majoritairement peuplées d’hispanophones de naissance, ces citoyens venus d’autres communautés autonomes ou dont les ancêtres espagnols se sont installés en Catalogne il y a plusieurs décennies. Ce sont enfin celles qui souffrent le plus de la politique antisociale de Mas et Puigdemont, celles qui ont compris qu’accuser le gouvernement central (certes peu soucieux d’égalité) de les matraquer économiquement était une échappatoire facile et celles qui subissent aussi une politique culturelle hostile à la langue majoritaire de la Catalogne, l’espagnol.

Le gouvernement central espagnol a probablement perdu une partie des citoyens catalans qui haïssent aujourd’hui de manière rabique tout ce qui se rapporte à l’Espagne. Mais allons jusqu’au bout de ce constat : les indépendantistes qui gouvernent encore la région ont définitivement perdu la majeure partie de la société catalane, notamment les grandes agglomérations, c’est-à-dire le cœur économique de la Catalogne.

 

Pour certains, la démission de Rajoy serait la solution pour débloquer la situation. Votre avis ?

D’un côté, il est évident que la déroute de Xavier García Albiol (tête de liste du Parti populaire le 21 décembre) résonne comme une sanction à l’égard de Mariano Rajoy. Mais je le répète : les électeurs unionistes ont abandonné le chef de l’exécutif espagnol non pas parce qu’il aurait été trop dur avec le gouvernement séparatiste mais bien parce qu’ils estiment qu’il a été pusillanime. Sa décision d’organiser des élections régionales aussi vite, alors que les affidés de l’indépendantisme continuent de contrôler les médias régionaux, l’instruction publique et une bonne partie des postes de commandement les plus importants, n’a fait que renforcer la crise. Il a perdu son pari et il devrait en prendre la responsabilité – même s’il a déjà affirmé qu’il ne démissionnera ni ne dissoudra le Parlement national.

D’un autre côté, sa démission ne résoudrait en rien le problème. S’il se présente au roi en expliquant qu’il abandonne sa charge de président du gouvernement, il faudra lui trouver un remplaçant (probablement au sein du PP), ce qui sera une tâche compliquée tant Rajoy s’est appliqué à faire le vide autour de lui. En Espagne, une démission du chef de l’exécutif n’implique pas automatiquement de nouvelles élections : ce sont les députés et sénateurs qui sont élus pour une législature (soit quatre ans), pas le président du gouvernement. Même si un successeur était trouvé pour remplacer Mariano Rajoy, il devrait obtenir l’assentiment d’une majorité du Congrès des députés pour être investi. Or, vu la fragmentation actuelle de la chambre basse, ce serait un véritable miracle qu’il y parvienne.

Mariano Rajoy pourrait aussi demander la dissolution du Parlement de la part de Philippe vi. Au vu des tendances actuelles, il est fort à parier que le Congrès des députés qui sortirait de ces élections serait plus à droite et renforcerait le message unioniste envoyé depuis Madrid. Mais cela ne résoudrait toujours pas la crise catalane – et créerait une vacance temporaire du pouvoir central que ne peut pas se permettre l’Espagne dans les circonstances présentes.

 

À la lecture des résultats, le vainqueur n’est-il pas le parti Citoyens ? Inés Arrimadas, sa tête de liste, est-elle le nouvel « homme fort » de Catalogne ?

Comme je le disais précédemment, le parti Citoyens est clairement le vainqueur de ces élections, quand bien même Inés Arrimadas ne serait pas en mesure de former un gouvernement autour d’elle (ce qui est à l’heure actuelle le plus probable). Il est à parier que ces élections du 21 décembre seront d’une aide précieuse pour la suite – si la formation ne dilapide pas son capital d’ici-là. Albert Rivera, Inés Arrimadas et leurs partisans apparaissent désormais comme le seul véritable rempart face aux forces centrifuges qui secouent l’Espagne et c’est sur cette base qu’ils vont tenter de se renforcer. Il est évidemment encore trop tôt pour envisager toutes les conséquences de la victoire de Ciudadanos. De la même façon, il serait prématuré d’affirmer que ce triomphe préfigure la conquête du pouvoir au niveau national (on en est encore loin). En revanche, Albert Rivera sort indirectement renforcé de l’épreuve et peut prétendre peser bien davantage que ce que ses 32 députés nationaux laissent penser à première vue.

Quant à Inés Arrimadas, elle est devenue le personnage central de la vie politique catalane, même si elle n’est pas appelée à présider la Généralité. Elle devra continuer à incarner l’opposition efficace et impitoyable qu’elle a représentée jusqu’à aujourd’hui.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur le parti Citoyens ?

Le parti Citoyens n’est pas né d’hier. Il s’est constitué à Barcelone le 4 mars 2006 à partir de la figure d’Albert Rivera, avocat né en 1979, qui s’opposait à la politique de normalisation linguistique (comprenez : de catalanisation à marche forcée de la société régionale) alors menée par le pouvoir en place et plus globalement aux dérives nationalistes qui ont explosé quelques années plus tard au visage du pouvoir central.

Sa ligne politique semble paradoxale puisque, d’un côté, la formation orange est devenue le référent de l’unité nationale espagnole et, de l’autre, elle prône le fédéralisme européen et défend une politique sociale-libérale ancrée au centre. D’ailleurs, le logo que promène Citoyens dans toutes ses réunions publiques et qu’il affiche sur tous ses placards est constitué d’un cœur divisé en trois parties, chacune ornée d’un drapeau : le drapeau espagnol, le drapeau catalan et le drapeau européen.

Il faut bien comprendre que la société espagnole reste europhile (même si elle l’est moins que dans le passé) et que la Catalogne ne déroge pas à la règle (en dépit des récentes rebuffades des instances communautaires à l’égard du séparatisme). Carles Puigdemont, Oriol Junqueras et leurs électeurs sont eux aussi des « européens convaincus ». Les dernières déclarations de Puigdemont à ce sujet ne doivent pas faire illusion car l’idée européenne est très profondément enracinée dans l’indépendantisme. Les sécessionnistes expliquent en effet à longueur de journée que les Catalans forment un peuple plus européen, plus civilisé et plus riche que les Espagnols – ce qui est d’ailleurs un signe de xénophobie indubitable.

Je connais beaucoup d’électeurs qui ne sont pas convaincus par le fédéralisme européen ou par le social-libéralisme mais qui ont voté pour Citoyens car la formation apparaît à leurs yeux comme la plus crédible pour lutter contre les indépendantistes. Le discours post-national de Ciudadanos est aujourd’hui plus dirigé contre un nationalisme catalan bien réel que contre un nationalisme espagnol tout à fait chimérique. Pour ces électeurs qui ont fait confiance à Inés Arrimadas, la première des priorités est de défaire le séparatisme. Même des électeurs ouvertement eurocritiques le reconnaissent : d’abord le maintien de l’unité nationale et seulement ensuite le combat contre l’Union européenne.

On peut trouver cette démarche dangereuse et je ne l’approuve pas forcément mais il faut réfléchir en fonction du contexte. De l’avis de beaucoup d’Espagnols, Citoyens est pour le moment la seule alternative unioniste viable et crédible face aux sécessionnistes.

 

Lors de cette élection, le Val d’Aran a clairement signifié son hostilité à l’indépendance. Quel peut être l’avenir de cette vallée ? Sécession pour rester espagnole, rattachement à la France, vallée catalane avec un maximum d’autonomie ?

Ce jeudi 21 décembre, les électeurs du Val d’Aran ont en effet une fois de plus rejeté le séparatisme catalan. L’une des figures publiques de la CUP (ce parti de gauche « radicale » indépendantiste dont je parlais plus haut), Mireia Boya, est issue d’une famille originaire de la vallée et avait beaucoup œuvré pour tenter d’amener les Aranais au sécessionnisme. Pourtant, les résultats sont sans appel : Citoyens est arrivé en tête dans le Val d’Aran avec 33,40 % des bulletins valides, suivi des socialistes (19,83 %). La première liste séparatiste (Ensemble pour la Catalogne) n’arrive qu’en troisième positon, avec 14,45 % des voix. Le bloc unioniste cumule quasiment 61 % des électeurs dans la vallée.

Bien que les dirigeants locaux restent prudents, toute sécession de la Catalogne entraînerait de leur part (et de la part des habitants) un rejet massif pour une vallée qui défend ses particularités historiques, culturelles et linguistiques et n’a qu’une confiance limitée dans les autorités catalanes.

Si l’indépendance de la communauté autonome devait avoir lieu demain, il est probable que le Val d’Aran demande alors un rattachement au reste de l’Espagne (tout comme l’on pourrait voir apparaître des mouvements séparatistes sérieux dans la province de Barcelone et celle de Tarragone, pour les raisons que j’ai expliquées plus haut). Dans ce cadre, les Aranais demanderaient à constituer une communauté autonome propre avec ses prérogatives et son statut – ce que le pouvoir central lui accorderait probablement sans peine étant donné que la décentralisation est une habitude politique outre-Pyrénées.

Le rattachement à la France, de son côté, me paraît bien improbable. Les Aranais sont d’abord attachés à leur vallée mais sont aussi espagnols de cœur. Par ailleurs, une modification des frontières entre la France et l’Espagne dans de telles circonstances apparaît plus que difficile. Enfin, en dépit des évolutions qu’a connues notre pays depuis les années 80, nous restons une nation à la tradition centralisatrice, ce dont ont bien conscience les habitants de la vallée, même s’ils éprouvent (comme la plupart des Espagnols) de la sympathie pour la France. Ils n’y gagneraient pas forcément au change.