Le double jeu allemand, menace pour les coopérations européennes en matière de défense

A l’approche des élections européennes, chaque jour ou presque apporte son lot de désillusions au rêve romantique d’une union de la vieille et héroïque civilisation européenne face aux empires américains chinois, russe et même indiens Socle de cet espoir d’une Europe puissance, le couple franco-allemand pourrait paradoxalement bien en devenir le fossoyeur en empêchant l’éclosion, non pas d’une utopique Europe de la défense, mais de la coopération rationnelle des industries de défense des nations européennes.

En causes, les profondes divergences entre la France et l’Allemagne sur la plupart des sujets budgétaires, diplomatiques ou stratégiques du moment. Illustration de ces mésententes, la décision unilatérale prise par l’Allemagne, en octobre 2018, de durcir à nouveau ses règles d’exportations d’armements vers les pays non « otaniens » et en premier lieu l’Arabie Saoudite, son deuxième marché après l’Algérie.

Le contexte national et international des restrictions allemandes

Ce durcissement s’inscrit dans un double contexte national et international :

  • Sur le plan national d’abord, la Chancelière allemande Angela Merkel (CDU-CSU) se trouve dans une situation difficile depuis les élections du 24 septembre 2017 qui l’ont conduit à former une coalition fragile avec les socio-démocrates (SPD) sur fond de crise migratoire et d’états d’âme politiciens de ces derniers.
  • Sur le plan international ensuite, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à Istanbul, mais également la situation au Yemen qui a provoqué des dizaines de milliers de morts depuis 2015, ont considérablement marqué l’opinion publique Allemande. Les images de chars Léopard 2 employés par l’armée turque dans son offensive contre les forces kurdes YPG à Afrin dans le nord de la Syrie en janvier 2018, avaient également provoqué un fort émoi en Allemagne alimentant une polémique d’autant plus vive que l’industrie d’armement allemande est particulièrement efficace à l’export et que ces exportations sont un sujet délicat entre le SPD et la CDU[1].

Outre l’Arabie saoudite, les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, voire l’Inde et l’Indonésie, sont également concernés par ces restrictions.

Cette décision, qui aurait dû se présenter comme une magnifique opportunité pour l’industrie française de l’armement représente en réalité une profonde menace pour celle-ci en raison de son interdépendance avec les industries de défense des autres nations européennes. En cause, le choix des dirigeants européens, qui faute d’accord sur le volet politique et diplomatique de l’Europe de la Défense[2] ont entrepris de bâtir cette dernière sur une base industrielle, d’où une prolifération de partenariats transcontinentaux. Elaborée comme outil de puissance face aux rivaux russes, américains ou chinois, l’intégration des industries de défense européennes devient une faiblesse majeure lorsque l’un des partenaires cède à des considérations faussement morales qui n’effleureraient même pas l’esprit des autres puissances mondiales ou régionales, prenant en otage les ambitions exportatrices de ses « partenaires ».

Plus grave, dans un article du 26 février 2019[3], le journaliste Nicolas Gros-Verheyde révèlent que derrière ces prétendues considérations morales se cacherait en réalité une profonde hypocrisie : les armes et technologies allemandes joueraient en réalité un rôle beaucoup plus important dans la guerre au Yémen que les officiels outre-Rhin veulent bien le laisser entendre. L’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, qui y sont engagés militairement, utiliseraient notamment des navires de guerre, des véhicules militarisés, des avions de combats (Eurofighter et Tornado), des ravitailleurs (A300) ainsi que des obusiers (Caesar) conçus par l’Allemagne et pour lesquels des licences d’exportation auraient été délivrées après le début de la guerre au Yémen…

Une fois encore, la réalité s’avère donc être plus complexe qu’une simple prise de conscience morale allemande : alors que la discrète industrie allemande d’armements atteint régulièrement des records d’exportations dans le monde[4], le gouvernement allemand n’hésite pas à agiter le drapeau blanc des droits de l’homme et de la paix dans le monde pour limiter les exportations d’équipements fruits de collaborations avec ses « partenaires » européens.

Le cadre juridique franco-allemand des exportations d’armements

Pourtant, les accords Debré-Schmidt conclus les 7 décembre 1971 et 7 février 1972 entre la France et l’Allemagne posent le principe selon lequel aucun des deux pays n’est en droit d’empêcher l’autre d’exporter des matériels d’armement issus de développement ou de production menés en coopération vers un pays tiers. L’article 2 de cet accord précise en effet « qu’aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de production menés en coopération » et que « chacun des deux gouvernements s’engage à délivrer sans retard et selon les procédures prévues par les lois nationales les autorisations d’exportation nécessaires pour la fourniture de ces composants au pays exportateur ».

Si ces accords autorisent toutefois des refus, ils précisent encore qu’il « ne pourra être fait usage qu’exceptionnellement de la possibilité de refuser l’autorisation d’exporter les composants d’un projet commun »[5]. L’article 4 indique également que « l’industriel du pays exportateur serait autorisé à rechercher, pour une partie ou pour l’ensemble des fournitures considérées, le concours d’autres sous-traitants ».

Par ailleurs, un rapport de l’Assemblée nationale (n° 2334 du 25 avril 2000) sur le contrôle des exportations d’armement explique « qu’en cas de programmes en coopération, chacun des pays producteurs peut conduire de son propre chef l’ensemble des opérations d’exportation, en fonction de sa propre législation et des décisions de ses propres autorités politiques, sauf à ce que l’autre pays n’émette un veto et refuse d’exporter les composants nécessaires au contrat. En cas de veto, le pays refusant doit cependant accepter de permettre au partenaire acceptant de produire lui-même les composants qui font l’objet du refus, de sorte qu’il puisse procéder aux exportations qu’il aura souverainement décidées. Au bout du compte, l’application de l’accord Debré-Schmidt a abouti à la règle de conduite suivante : un partenaire ne met pas de veto à une décision d’autorisation accordée par le partenaire acceptant. »[6]

Signé en janvier 2019, le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle (article 4)[7] évoque quant à lui l’élaboration d’une « approche commune en matière d’exportation d’armements en ce qui concerne les projets conjoints ».

En revanche, côté allemand, des « principes politiques fondamentaux pour l’exportation d’armes de guerre et d’autres matériels d’armement » fixent depuis 1982 des directives précises régissant les autorisations d’exportations. Si les exportations vers les pays de l’OTAN, ou assimilés, ne connaissent pas de restriction de principe, celles vers les autres pays font en revanche l’objet d’une présomption de refus et ne sont autorisées que lorsque les intérêts vitaux de l’Allemagne ne sont pas en jeu[8]. En pratique, ces restrictions avaient été étendues à toute vente d’armes vers des pays en proie à l’instabilité, partie dans un conflit, présentant une menace à la sécurité d’Israël et/ou ne respectant pas les droits de l’Homme. Or, au cours des années 2008/2013, cette « doctrine » a commencé à s’effacer devant des perspectives de fructueux contrats avec des pays n’appartenant ni à l’Otan, ni à l’Union européenne[9], tout en demeurant un argument bien commode pour les autorités allemandes, lorsqu’il s’agit de limiter les exportations des « partenaires » britanniques, français, espagnoles ou encore italiens…

Selon Tom Enders, le Président exécutif d’Airbus[10], « les Français et les Allemands essaieraient actuellement de s’entendre sur une nouvelle réglementation (…). Mais pour le moment, ça ne donne aucun résultat ». Un pacte secret visant à ce que les deux pays ne puissent plus s’opposer au transfert et à l’exportation vers des pays tiers serait en cours, selon le journal Allemand Der Spiegel[11]. L’interview accordée à un autre journal allemand en février 2019 par Bruno Le Maire, ministre français de l’Economie et des Finances, conjurant Berlin de ne pas bloquer les exportations d’armes françaises, laisse entendre que les négociations n’auraient pour le moment pas débouché sur un accord[12].

Au regard des chiffres des exportations vers l’Arabie Saoudite de chacun des deux pays[13], l’Allemagne considère peut être qu’elle a plus à gagner à empêcher la France d’exporter vers ce pays… En 2017, la France a par exemple livré pour 1,38 milliard d’euros d’armement à Riyad. Pour les entreprises de défense françaises, ce royaume est le deuxième plus gros client mondial, après l’Inde mais devant le Qatar, l’Egypte, le Brésil ou les Emirats arabes unis : en moyenne 1,2 milliard d’euros par an[14]. Avec 5 000 entreprises et 400 000 emplois dans le secteur de la défense (dont 200 000 emplois directs dans l’armement), l’industrie française concentre plus du quart des capacités européennes[15]. A titre de comparaison, l’Allemagne a vendu seulement pour 1,2 milliard d’armement à l’Arabie saoudite sur une période de 4 ans (entre 2013 et 2017)…

Les conséquences pratiques pour l’industrie européenne de défense

Dans la pratique, une autorisation doit être demandée dès lors qu’un équipement intègre une pièce allemande, même un simple écrou[16], et quelle que soit l’importance de cette dernière dans l’assemblage final. Tom Enders, indiquait à ce sujet le 16 février 2018 : « cela nous rend fous, depuis des années à Airbus, que la partie allemande se donne le droit de bloquer la vente, disons, d’un hélicoptère français alors que seule une pièce allemande minuscule est entrée dans sa fabrication ». Comme  le soulignait le patron d’Arquus au journal La Tribune en février 2019, ces restrictions aux exportations prendraient également la forme de « délais d’instruction extrêmement longs » pris par les autorités allemandes avant d’accorder ou pas leur autorisation[17].

Or, en matière d’armement, les partenariats entre les industriels allemands et ceux d’autres pays européens (France, Grande-Bretagne, Espagne…) sont légion.

Fer de lance de la construction européenne et bâtit à coup de subventions nationales, à une époque où le dogmatique droit européen de la concurrence ne nuisait pas encore aux ambitions de puissance de l’Europe, Airbus se trouve ainsi directement menacé par le caprice allemand :

  • L’avion de combat Eurofighter Typhoon(dont le consortium est détenu à 46% par Airbus et auquel participe également l’anglais BAE Systems) est victime du blocage par l’Allemagne des mises à jour de ses programmes informatiques qui constituent un « package » global. Espérant vendre depuis plusieurs mois 48 Typhoon à l’Arabie Saoudite, le Royaume Uni a refusé de retirer l’Arabie Saoudite de ce package : ce sont donc toutes les exportations qui sont bloquées.
  • Le missile air-air Meteor de MBDA (détenu à 37,5% par Airbus et fruit d’une coopération qui rassemble six pays européen dont la France) est l’un des programmes européens les plus emblématiques de l’industrie de défense. Il est notamment conçu pour être utilisé à partir du Rafale, de l’Eurofighter et du JAS 39 Gripen. En octobre 2008, l’ancien délégué général pour l’armement Laurent Collet-Billon avait même expliqué que « sans le missile Meteor, il serait très difficile d’exporter le Rafale»[18]. Malheureusement, il est aujourd’hui victime des restrictions aux exportations de la part des autorités allemandes. En effet, nombreux y sont les éléments majeurs ne pouvant de surcroit que très difficilement être dupliqués : le système de propulsion (Bayern Chemie), la charge militaire (TDW) ou encore le système de mesures inertielles (Northrop Grumman LITEF GmbH).
  • D’autres équipements phares du groupe Airbus sont également concernés : l’avion de ravitaillement A330 MRTT (dont 15% de l’avion est produit par les industriels allemands), l’hélicoptère H145 civil (l’Allemagne bloque la livraison des deux derniers exemplaires sur les 23 commandés par l’Arabie Saoudite), l’avion de transport CASA C295 (l’Allemagne, qui ne produit que des pièces mineures comme les conduites hydrauliques ou les phares d’atterrissage bloque la livraison des deux derniers exemplaires sur les 5 commandés par les Emirats Arabes Unis)…

D’autres groupes européens sont également concernés. Arquus (ex-Renault Trucks Defense) qui intègre dans ses blindés des composants civils relativement difficiles à trouver ailleurs qu’en Allemagne (cela va de joints à des boites de vitesses automatiques ou encore des moteurs civils) rencontre des difficultés à l’exportation vers des pays tels que l’Arabie Saoudite, l’Egypte mais aussi l’Indonésie et l’Inde. Pour contourner ces restrictions, Arquus achète désormais des moteurs civils de Caterpillar aux… Etats-Unis pour les militariser en vue de les intégrer aux célèbres blindés VAB Mark.

L’impact sur les futurs programmes européens de défense

Cette situation pourrait à terme mettre en péril le développement des futurs programmes européens et notamment les deux plus ambitieux d’entre eux[19] :

  • Le Système de combat aérien du futur (SCAF), dont la conduite a été confiée à la France, a pour objectif de concevoir et d’associer les avions, missiles de croisière et drones européens de nouvelle génération. L’Allemagne est l’autre principal partenaire du projet et l’Espagne souhaite également y participer. Déjà, des désaccords voient le jour entre la partie française qui voudrait voir Thales jouer un rôle majeur dans le projet, et l’Allemagne, moins favorable. Le projet SCAF est directement en compétition sur le marché européen avec le projet britannique, Tempest (confié à BAE Systems), certes moins ambitieux, et auquel se sont associés l’Italie et les Pays-Bas ainsi qu’avec le programme F-35 américain.
  • Le futur char de combat européen (MGCS[20]), dont la conduite serait confiée à l’Allemagne, a pour ambition de concevoir le char franco-allemand appelé à succéder au Leclerc et au Leopard 2 à l’horizon 2035. Nexter Systems et Krauss Maffei Wegmann ont d’ores et déjà créé une co-entreprise, KNDS. La prudence doit être de mise lorsque l’on sait que de précédentes tentatives s’étaient soldées par un échec[21].

Ces projets phares pour l’avenir de la défense en Europe ont en commun de devoir surmonter la divergence de vision française et allemande concernant les éventuelles futures exportations hors d’Europe de ces programmes.

En effet, sauf dans quelques rares cas ou la démagogie et le calcul politique l’emportent sur la « realpolitik », comme l’atteste l’épisode malheureux de l’échec de la vente des BPC de classe Mistral à la Russie en 2014[22], les autorités françaises sont fort heureusement conscientes d’un enjeu majeur : rentabiliser les coûts de développement pharaoniques de ces programmes, nécessaires à une défense indépendante, en les transformant en succès commerciaux à l’export. En effet, la France ne peut malheureusement pas s’appuyer, comme ses rivaux américains ou chinois, sur un marché domestique gigantesque. Même à un niveau européen, le marché demeure limité par des budgets limités mais aussi par l’entrisme américain dont les armes équipent nombres d’armées européennes. C’est notamment ce que Bruno Le Maire a récemment rappelé en indiquant qu’il « est inutile de produire des armes en améliorant la coopération entre la France et l’Allemagne si vous ne pouvez pas les exporter » et que « si nous voulons être compétitifs et efficaces, nous devons également pouvoir exporter vers des pays hors d’Europe »[23].

Une situation de dépendance ni nouvelle ni limitée à l’Allemagne et l’Europe

Pour aussi dramatique qu’elle soit pour la puissance française, la situation de dépendance technologique n’est malheureusement ni nouvelle, ni cantonnée à nos relations avec l’Allemagne, ni même limitée à des partenariats européens fragiles :

  • La situation n’est malheureusement pas nouvelle tant l’Allemagne, géant économique et industriel mais nain géopolitique terrorisée par l’ombre de son funeste passé, semble déterminée à se maintenir, et l’Europe avec elle, dans une triste position de vassal. Déjà, en 2012, Berlin avait déjà refusé à Mercedes le droit d’exporter des châssis à Nexter et à Lohr, ces derniers se trouvant dans l’incapacité d’honorer la livraison de 350 blindés à Riyad. En jeu, plusieurs centaines de millions d’euros[24]. De même, en 2014, l’Allemagne avait cette fois-ci bloqué l’exportation de missiles Milan ER par MBDA vers un pays du Moyen-Orient ainsi que la finalisation d’un contrat de Renault Trucks Défense vers un pays du Proche Orient[25].
  • La situation n’est malheureusement pas cantonnée à nos relations avec l’Allemagne tant elle révélatrice d’une réalité plus lourde : le manque de solidarité entre eux des Etats européens dès qu’il s’agit de penser la puissance européenne. L’alliance à minima entre le français Naval Group et le groupe italien Fincantieri en est le triste exemple[26]. Dans un article du 19 janvier 2019 publié dans La Tribune[27], le journaliste Michel Cabirol révèle, malgré un démenti flou et global du groupe Fincantieri, qui n’a en réalité rien d’un démenti, l’inquiétant double jeu des italiens à l’encontre de son partenaire français. Fincantieri n’hésiterait pas à concurrencer directement Naval Group au point de mettre en péril ses chances de remporter les marchés dans des pays où Naval Group est pourtant le mieux placé pour les remporter, notamment en raison de références passées fortes, notamment en Roumanie, en Egypte, en Arabie Saoudite ou encore aux Emirats Arabes Unis. Le groupe italien n’hésiterait pas davantage à ruser pour mettre en difficulté son « partenaire » français comme l’atteste l’invraisemblable exemple brésilien[28].
  • La situation n’est malheureusement pas limitée à des partenariats européens fragilestant elle est en réalité la conséquence d’une incapacité de la France et de l’Europe à penser sa souveraineté et son indépendance stratégique. Les conséquences de la règlementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations) sont éloquentes. En février 2018, les négociations entre le gouvernement français et le gouvernement égyptien sur la vente de 12 nouveaux avions Rafale équipés de missiles de croisière SCALP, développés par le missilier MBDA, ont été mise en péril suite à la décision du gouvernement américain d’invoquer la réglementation ITAR en raison de la présence d’un composant américain (une puce électronique) au sein du missile SCALP[29].

Si la situation est aujourd’hui en voie de résolution, elle n’est pas anecdotique pour autant. En 2011, devant la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, le PDG de MBDA, Antoine Bouvier reconnaissait que « [la] dépendance à l’égard des composants soumis aux règles ITAR (International Traffic in Arms Regulations) est un point critique. […] Si les composants sont moins visibles que les équipements, ils sont aussi essentiels pour l’autonomie stratégique »[30]. La vente de deux satellites espions aux Émirats Arabes Unis (EAU) par la France en 2014 avait déjà été temporairement bloquée pour des raisons similaires.

Une menace pour la l’indépendance française et européenne ?

Dans un monde en plein réarmement, seule la mise en commun des forces du continent pourrait à terme assurer à l’Europe une puissance susceptible de rivaliser avec les grands empires mondiaux. Malheureusement, depuis son double suicide de la première moitié du XXe siècle, l’Europe demeure caractérisée par son incapacité chronique à penser sa grandeur et rêver sa gloire[31]. Elaborée dès l’origine comme un instrument au service du vainqueur américain dans les ténèbres naissantes de la guerre froide, l’Union européenne ne représente ni l’ébauche d’un futur empire européen prenant la relève des nations qui le composent, ni même celui d’un « levier d’Archimède » au service de ces dernières.

Face à ce constat, les rares nations européennes affichant encore quelques modestes ambitions ont entrepris de constituer des partenariats pour mettre en commun les coûts de développement et tenter de rentabiliser au maximum les investissements colossaux que requièrent des programmes de défense innovants et crédibles.

Rare survivant d’un droit européen de la concurrence sourd aux enjeux de guerre économique et cimetière des ambitions européennes de bâtir des géants (du numérique, des télécoms, de la marine etc.), Airbus est le fruit d’une de ces coopérations réussies. Avec ces restrictions, l’Allemagne menace directement l’avenir des futurs programmes d’armement du groupe Airbus, porte atteinte à la crédibilité des industriels européens et à la confiance que leur portent ses clients et met, in fine, en péril le modèle même de coopération entre nations européennes.

Outre les conséquences stratégiques et géopolitiques pour l’Europe auxquelles l’Allemagne entend rester aveugle, les conséquences seront également économiques : entre 2001 et 2015, les entreprises européennes ont exporté pour 57 milliards d’euros d’armement vers l’Arabie Saoudite dont 60% de l’armement provient d’Europe. Les renoncements de l’Europe d’aujourd’hui seront les profits des concurrents américains, russes et chinois de demain.

Face à ce constat, la France devra choisir : conjuguer ses forces avec celles de ses partenaires européens pour espérer revendiquer un jour une position de puissance mondiale, au risque de voir cet espoir disparaitre et de perdre son indépendance technologique lorsque ses partenaires ne jouent plus le jeu ? Ou bâtir seule une industrie de défense digne d’une puissance régionale de premier plan, moins ambitieuse, certes, mais plus indépendante et financée par des exportations maitrisée aux pays de son choix ?

En tout état de cause, à l’image de la volonté des industriels français de développer des matériels « ITAR Free » pour éviter les éventuelles interdictions américaines, certains d’entre eux se posent d’ores et déjà la question de développer des matériels sans équipement allemand…

Alexandre Mandil (membre du Conseil National Bonapartiste) rédacteur du site Glorieuse France

[1] https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/01/25/l-utilisation-de-chars-allemands-a-afrin-embarrasse-le-gouvernement-allemand_5246830_3214.html

[2] Cf. la guerre en Irak, les interventions au Mali et en Syrie…

[3] https://www.bruxelles2.eu/2019/02/26/ventes-darmes-le-double-jeu-du-gouvernement-allemand-devoile/?fbclid=IwAR3bX0hoWW83EK3ZrAci7w9kTVfLyFX0pBraFDM2zBXVQpRKTCaO6vKVkaU

[4] Selon une enquête de l’ARD, la grande coalition CDU/SPD conduite par la chancelière Angela Merkel a approuvé plus de 25,1 milliards d’euros de ventes d’armements entre 2014 et 2018. Les autorisations délivrées à des pays hors Otan et hors UE ont bondi d’environ 45%, pour atteindre le montant total de 14,49 milliards d’euros, par rapport à la période 2010-2013.

[5] http://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-64414QE.htm

[6] http://www.assemblee-nationale.fr/rap-info/i2334.asp

[7] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/08/signature-nouveau-traite-franco-allemand-aix-la-chapelle

[8] http://www.assemblee-nationale.fr/rap-info/i2334.asp

[9] http://www.opex360.com/2018/01/31/exportations-allemandes-darmes-vers-zones-de-tension-ont-atteint-niveau-record/

[10] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/eurofighter-a330-mrtt-casa-c295-h145-bloques-a-l-export-berlin-fragilise-airbus-808239.html

[11] http://www.spiegel.de/politik/deutschland/ruestungsexporte-deutsch-franzoesisches-geheimpapier-a-1253393.html

[12] https://www.welt.de/wirtschaft/article189291943/Bruno-Le-Maire-Franzoesischer-Minister-besteht-auf-Waffenexporten.html

[13] https://www.defense.gouv.fr/content/download/536160/9221135/file/RAP%202018%20-%20Exportations%20armement%20de%20la%20France.pdf

[14] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/10/23/arabie-saoudite-12-milliards-d-euros-de-commandes-d-armes-a-la-france-en-neuf-ans_5373432_4355770.html

[15] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/diplomatie-economique-et-commerce-exterieur/soutenir-les-entreprises-francaises-a-l-etranger/les-secteurs-economiques-de-pointe-un-atout-pour-la-france-soutien-aux-secteurs/article/industries-et-technologies-de-defense

[16] « Un écrou allemand dans un système permet de prendre en otage la vente d’un armement », se désolait une source gouvernementale française citée par l’AFP en février 2019.

[17] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/l-allemagne-entrave-les-exportations-d-armements-d-arquus-806418.html

[18] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/l-allemagne-bloque-l-exportation-du-missile-meteor-de-mbda-vers-l-arabie-saoudite-806211.html

[19] Outre ces deux programmes majeurs pour l’avenir de la défense de l’Europe, la France et l’Allemagne ambitionnent également de collaborer dans d’autres projets d’armement, tel que l’avion de patrouille maritime http://www.opex360.com/2018/04/27/aviation-de-patrouille-maritime-paris-berlin-veulent-cooperer-proposer-solution-europeenne/

[20] « Main Ground Combat System »

[21] En février 1980 l’Allemagne et la France avaient signé un « accord de principe » pour développer, en commun, « l’Engin principal de combat » [EPC] qui finalement a conduit à deux projets séparés (le Leclerc et le Léopard 2).

[22] Les deux porte-hélicoptères amphibies de classe Mistral qui devaient initialement être vendus à la marine russe ont finalement été achetés le 23 septembre 2015, par la marine égyptienne, avec l’aide financière de l’Arabie Saoudite pour un montant d’environ 950 millions d’euros. La France avait donc fait le choix des démocraties égyptiennes et saoudiennes plutôt que de la dictature russe ???

[23] https://francais.rt.com/economie/59445-bruno-maire-appelle-berlin-ne-pas-bloquer-exportations-armes-francaises

[24] https://www.lesechos.fr/21/12/2012/lesechos.fr/0202465542417_armement—-berlin-bloque-deux-gros-contrats-francais-en-arabie-saoudite.htm

[25] https://www.lesechos.fr/10/09/2014/lesechos.fr/0203764784672_missiles—berlin-bloque-un-contrat-de-mbda-dans-le-golfe.htm

[26] http://www.opex360.com/2018/10/24/naval-militaire-rapprochement-a-minima-entre-le-francais-naval-group-et-litalien-fincantieri/

[27] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/fincantieri-ce-partenaire-de-naval-group-qui-joue-un-inquietant-double-jeu-800594.html

[28] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/fincantieri-ce-partenaire-de-naval-group-qui-joue-un-inquietant-double-jeu-800594.html

[29] https://infoguerre.fr/2018/11/enjeux-de-reglementation-itar-blocage-de-vente-missiles-scalp-a-legypte/

[30] http://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-cdef/10-11/c1011039.asp

[31] Les pays européens ne sont même pas en mesure de respecter leurs engagements pris en matière de défense à l’égard du suzerain américain (dépenses de 2% du PIB).